POLBLACK

Mes Chers Administrés,

Moi, Sévère Sombral,  Maire de Polblack,  je n’ai pas peur de le dire : j’ai vaincu le crime.

J’ai fait de notre belle cité-état un endroit sûr et parfait où règnent enfin l’ordre, la sécurité et la paix.

Polblack, comme chacun sait,  était devenu un lieu de perdition où plus personne ne prenait plus rien au sérieux. On avait le droit de rire de tout et de tous. Ce n’était plus acceptable !

Puis, vous m’avez élu pour rendre à notre ville la respectabilité et la dignité auxquelles elle a droit. Vous m’avez confié une mission et je m’y suis attelé sans attendre : grâce à une politique sans concession, je suis fier aujourd’hui de présenter à la face du  monde : POLBLACK, LA MEGALOPOLE OU RIRE EST INTERDIT.

Sous mon impulsion, nous sommes entrés dans l’ère purificatrice de la prohibition des sourires, rires, ricanements, railleries, persiflages, risées, ironies et autres gloussements. Ces actes, forcément malintentionnés et malveillants,  ne seront désormais plus tolérés.

Je concède que le combat a été fastidieux, émaillé d’obstacles, de résistances, mais aujourd’hui, je peux affirmer que j’ai réussi, qu’ensemble nous avons réussi.

Les décrets votés pour punir toute tentative d’humour (involontaire ou non), chaque flagrant délit de sourire, toute velléité d’éclat de rire ou - la forme la plus grave - de fou rire, permettront de lutter efficacement contre ce fléau, responsable de la désorganisation, du manque de respect, de la désobéissance à l’ordre établi auxquels était confronté notre ville.

Sans moi, nous allions tout droit vers le chaos.

Citoyens de Polblack, ne prenez rien à la légère !

L’heure est grave et il faut que chacun se sente responsable. Si vous ne le faites pas pour vous, faites le pour vos proches.

Je  suis fermement convaincu que la plupart d’entre vous sont pleinement conscients de l’enjeu et je compte sur vous pour dénoncer les contrevenants. 

Les sanctions seront à la hauteur des forfaits commis. Nous n’autoriserons aucun passe-droit, il n’y aura aucune mansuétude.

Car, malgré les efforts au quotidien de notre milice d’état,  le crime organisé hante encore les nuits sombres de Polblack : des affiches sont collées à la sauvette, porteuses  de messages éclatant de couleurs abominables de gaieté, arborant des slogans mensongers. Ne les croyez pas !

Je vous le dis : rire n’est pas un réflexe naturel, ni un mécanisme lié au bonheur, pas plus qu’il n’est la conséquence d’une forme d’intelligence.

C’est une calamité faisant remonter les plus bas instincts.

Certes, il fut un temps où rire et faire rire n’étaient pas considérés comme des forfaits, au contraire !

« Rire est le propre de l’homme » aurait même écrit un inconscient du nom de Rabelais.

Mais nous n’en étions alors qu’à l’âge obscur de l’humanité.

A peu près à cette époque, fleurissaient ceux que l’on appelait « les Fous »  des Rois ou des Seigneurs, personnages  éminemment dangereux, dont la profession était de faire rire les gens. Ils divertissaient,  utilisant l'insolence, ce trait répugnant.

Des clowns, des comiques ont été portés aux nues, car on prêtait alors des propriétés au rire : on parlait de parenthèse agréable, de sensation de bien-être. 

Nous savons bien sûr aujourd'hui que tout cela est entièrement faux.

Et les services mandatés pour nettoyer notre cité mettent bon ordre avant que les honnêtes gens ne se réveillent, décollant ces pamphlets fallacieux et provocateurs.

J’en profite pour avertir les noctambules : il ne faut absolument pas lire ces insanités. Quiconque sera pris sur le fait encourra une peine conséquente.

Une seule date comptera désormais dans les livres d’Histoire : le 11 septembre 2032, JOUR DE l’ABOLITION DU RIRE.

Les autodafés des livres dangereux ont été multipliés, des partisans avérés du rire ont été arrêtés et, grâce à nos médecins, enfin délivrés de leurs fâcheuses tendances simiesques.

L’éducation s’est chargée de donner aux enfants des bases solides : les nouvelles générations ignoreront que le mot ‘’rire’’ ait jamais existé et le terme (ainsi que ses synonymes) ont d’ores et déjà été enlevés du dictionnaire.

Des caméras ont été installées dans les rues pour surveiller le mal aux aguets, affaibli mais qui n’attend qu’un prétexte pour se manifester.

Surveillez les traits du visage de vos voisins, vos collègues, vos parents. Un frémissement peut les trahir. Et nous serons unis pour les remettre dans le droit chemin !

Que les fauteurs de troubles, les ennemis publics, les hommes à abattre car coupables de ce crime majeur qu’est le rire tremblent : RIRE EST DANGEREUX POUR LA NATION et, pour votre bien,  Sévère Sombral veille !