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Bienvenue dans mon petit monde. Je dédie ce blog à tous ceux qui, comme moi, aimeraient que tout commence par " il était une fois...". De la lecture à l'écriture, il n'y a qu'un pas, dit-on. Certes, mais il n'est pas aisé à accomplir. Et à quoi servirait d'écrire si ce n'était que pour soi ? Alors, je vous propose de venir découvrir des extraits de mes livres, mes nouvelles et mes poèmes. Humour, tragédie, Fantasy, j'espère que vous trouverez un univers qui vous correspond. Et n'hésitez pas à me laisser un petit commentaire. SOPHIE

Sirène

C’était un après-midi de septembre franchement maussade.

Elise et moi longions en voiture la côte méditerranéenne, le regard dirigé en direction de la mer qui avait revêtu ses habits les plus tristes. Même l’écume était jaune et sale. Un vent rasant rendait toute balade sur la plage sinon impossible, du moins franchement désagréable en raison d’un sable sournois qui jouait à la pierre ponce sur nos épidermes.

Nous en étions donc réduits à une promenade sans but et sans entrain sur les routes désertées. De guerre lasse, je proposai à ma fiancée de faire une halte dans l’un de ces petits restaurants côtiers que je qualifiais d’ordinaire de pittoresques et accueillants.

Pittoresques, sans doute, mais le temps gris semblait avoir escamoté tout ce qui pouvait ressembler à un accueil enjoué. Je finis par me garer sur la petite place d’un village de pêcheurs où un café antédiluvien faisait face à l’océan. Difficile de savoir s’il s’agissait d’un bouge ou d’un petit bistrot local sans prétention.

Ce fut sous les premières gouttes d’une averse qui avait tout du grain à venir que nous courûmes jusqu’à la porte en bois, au-dessus de laquelle l’enseigne « Au Matelot Courageux » se balançait au gré du vent.

Pour la couleur locale, au moins, nous étions servis !

17 heures seulement s’annonçaient, mais la nuit déjà  semblait prête à  s’installer. Je poussai la lourde porte et entrai en premier. Nous avions quitté un ciel bas couleur ardoise pour une petite salle où ne brillait nulle lumière artificielle. Tandis que nos yeux s’accoutumaient à la semi-pénombre, l’impression étrange d’avoir fait un bond en arrière dans le temps nous gagna peu à peu.

Un bar en bois sombre, long et massif, lustré par les ans et l’usage, un plafond aux épaisses poutres noires, quelques tables de bistrot dont deux dans l’angle du fond étaient occupées par des habitués qui jouaient bruyamment aux cartes, un mégot éteint aux lèvres. Telle fut la scène presque caricaturale qui s’offrit à nous.

Le patron des lieux, debout derrière le bar, était à lui seul un cliché : grand, large d’épaules, barbu et tatoué sur les bras ; il ne lui manquait plus qu’un anneau à l’oreille pour personnifier Barbe Noire à la perfection.

Elise et moi échangeâmes un regard, traversés par la même pensée : nous ne venions peut être  pas d’entrer dans un lieu malfamé, mais dans l’une de ces tavernes où, jadis, les pirates venaient boire leur part de butin en attendant leur prochaine expédition.

Nous avions à peine fait quelques pas qu’un silence total se fit, augmentant notre sensation d’être des intrus. Nous sentions les regards  peu amènes tournés vers nous.

Je ne fréquentais Elise que depuis quelques mois et me demandai aussitôt ce qu’elle penserait de son futur époux s’il tournait les talons devant des autochtones à la mine patibulaire. Je jouai donc les cœurs vaillants. J’adressai à ma fiancé un regard confiant et la menai à la seule table qui trônait près des deux uniques fenêtres de la pièce.

Au dehors, la pluie s’était transformée en une averse nourrie, frappant avec insistance aux carreaux comme si elle attendait qu’on lui ouvre.

Je me tournai le plus aimablement possible vers notre hôte qui s’avançait d’un pas lourd et -me sembla-t-il- légèrement menaçant, un torchon d’un blanc douteux sur l’épaule. Le silence semblait s’épaissir encore et nous sentions plus que jamais les yeux de tous posés sur nous.

Je me raclai la gorge pour demander s’il était possible d’avoir deux verres de vin blanc. Contre toute attente, le patron prit ma commande sans autre commentaire qu’un bref hochement de tête et s’en retourna vers son fief, tandis que les joueurs reprenaient leur partie avec un regain d’entrain tout méridional. Je me demandai comment ils pouvaient voir leurs cartes car ils occupaient la partie la plus enténébrée de la pièce.

En attendant nos boissons,  j’examinai l’endroit, toujours taraudé par le sentiment que le temps s’était ici arrêté. Le mobilier datait du siècle dernier, peut-être même était-il encore plus ancien, je n’aurais su dire.  Les  murs et le plafond s’étaient résignés à arborer une couleur indéfinie, résultat évident de décennies de fumées de tabacs en tous genres. Entre les fenêtres étroites aux vitres à petits carreaux, un grand tableau représentait un navire en perdition au beau milieu d’une tempête déchaînée. Le peintre avait chichement éclairé la scène tragique d’une lune pâle, partiellement voilée par des nuages anthracite, à l’image  de ceux qui défilaient au dehors. Je déchiffrai péniblement le nom du bateau : « Le Cormoran ».

Le patron, qui revenait avec nos consommations, capta mon regard posé sur le tableau. Il sortit enfin de son mutisme :

  • Vous avez entendu parler de Jacques Amoris ? grommela-t-il d’une voix basse et rauque.

Je songeai in petto que sa diction aurait convenu à un pirate du cru. Devant notre mine perplexe, Barbe Noire posa  les verres sur la table avec un grognement désapprobateur. A nouveau, les joueurs avaient suspendu leur partie de cartes et leurs onomatopées pour se tourner vers nous. Mais, cette fois, leur attention semblait toute entière dédiée au patron du bar. Satisfait de son effet, ce dernier murmura d’une voix spectrale :

  • Amoris a fait le tour du monde à la poursuite d’une chimère !
  • Une chimère, laquelle ? fis-je, étonné.
  • Le tour des mers et des océans, corrigea l’homme sans répondre à ma question.

Notre pirate-tenancier de bar semblait donc en veine d’anecdotes. J’étais alors pigiste au Midi Libre, toujours à l’affût d’une idée d’article. Et une histoire s’annonçait, qui pouvait servir de base à quelques lignes sur deux thèmes qui ont toujours fasciné : les voyages et le grand bleu !

Notre hôte nous jaugea, Elise et moi. Ce qu’il vit dut lui convenir car il attira à lui une chaise pour s’y installer pesamment. Il prit ensuite le temps de sortir une pipe d’écume qui n’était pas de la première jeunesse, la bourra tranquillement, l’alluma et en tira une bouffée avec une satisfaction visible. Ce ne fut que cela accompli qu’il daigna poursuivre :

  • Jacques Amoris était le Capitaine du Cormoran. Le tableau sur le mur le représente, parait-il,   très fidèlement. C’était un 3 mats, une merveille comme on en fait plus de nos jours. Un bateau, rapide, élégant et racé,  fait pour le commerce et qui appartenait à une riche famille provençale, Les Joumots. Amoris provoqua leur ruine et entraîna son équipage dans une fin tragique.

Je me tournai vers le navire avec un regain d’attention.  Il avait un don de conteur, notre barbu,  c’était indéniable et je sentais qu’il fallait le laisser poursuivre son récit sans l’interrompre à tout bout de champ, aussi résistai-je à la tentation. D’ailleurs, Barbe Noire reprenait peu après en posant son regard profond sur Elise qui, elle aussi, semblait sous le charme et ne pipait mot :

  • A chaque fois qu’Amoris rentrait au port, il venait ici. C’était une auberge à l’époque. Il cassait les oreilles de tous avec son obsession.

Notre conteur fit une nouvelle pause pour tirer une autre longue bouffée de sa pipe. L’odeur du tabac, le son du vent qui sifflait avec force au dehors, la mer toute proche, cette salle qui semblait hors d’âge, les ombres qui bougeaient : tout concourrait à nous rendre réceptifs. Je me sentais happé par la peinture : j’imaginais les hurlements de la tempête en haute mer, les cris des marins tandis que leur vaisseau sombrait, la coque gémissant sous les coups de butoir de vagues hautes comme des montagnes… De minuscules formes humaines avaient été représentées : l’équipage d’Amoris luttant contre les éléments. Je sentis ma gorge se serrer. Combien de marins avaient perdu la vie dans de telles conditions, frêles fétus de paille face à la nature indomptable ?

Le barbu aussi sembla un moment perdu dans ses songes, épaississant encore et encore la fumée autour de lui.

  • Quelle obsession ? demanda Elise doucement, me faisant presque sursauter.

Le patron remit à son tour un pied dans la réalité en dévisageant ma fiancée comme si sa question était incongrue, puis il consentit à répondre :

  • Amoris était persuadé d’avoir vu une sirène ! Vous imaginez les moqueries, les plaisanteries ! Non pas parce qu’il disait avoir rencontré une sirène. Tous les marins prétendent en avoir croisée une ou deux après quelques verres… Non, on riait de lui parce qu’il était vraiment entiché, comme ensorcelé. Il avait femme et enfants, mais plus rien ne semblait avoir plus d’importance à ses yeux que cette… créature.  C’était pourtant un bon capitaine, un très bon même ! Pour cette raison, ses marins lui obéissaient aveuglément. Et gare à celui qui se moquait ouvertement d’Amoris devant l’un de ses hommes. Lui s’en fichait qu’on se foute de lui, mais plus d’un matelot a pris la mouche et a corrigé le moqueur, déclenchant des bagarres mémorables. Trois années passèrent ; Les Joumots s’enrichissaient, Amoris revenait de ses voyages chaque fois plus sombre, plus obsédé,  n’attendant que le moment où il pourrait reprendre la mer pour retrouver sa sirène.  Et un jour …

A nouveau, il s’arrêta, leva ses yeux noirs vers le tableau qui était désormais à peine visible. La tempête qui faisant rage au dehors se fondait maintenant totalement avec celle du passé. Personne n’avait eu l’initiative  de tourner les interrupteurs.  Les gouttes de pluie crépitant rageusement sur les carreaux créèrent une illusion d’optique et, l’espace d’un instant,  je vis le navire d’un autre âge tanguer dangereusement sur les flots démontés. La voix rocailleuse m’arracha à mon rêve éveillé :

  • … et un jour, Le Cormoran croisa à nouveau la route de la Sirène. Et ce fut à cause d’Elle, qu’il sombra corps et biens…
  • Mais alors, voulus-je savoir, comment sait-on ce qui s’est réellement passé, si tout l’équipage…  ?

Les yeux noirs me vrillèrent et je m’interrompis, tandis que le conteur rectifiait :

  • Il y a eu un survivant, un jeune mousse qui a pu raconter. Le gamin a été recueilli à moitié mort de soif par un navire marchant deux jours plus tard. Il tenait le livre de bord serré contre lui, accroché à un morceau de la coque auquel il devait son salut.

Le patron se releva pour aller ouvrir un coffre d’ébène près du bar. Il en sortit une liasse de papiers jaunis et fripés. Il la posa sur notre table, écartant nos verres. Il s’agissait d’un document ancien qu’il feuilleta avec délicatesse. Avec Elise, nous nous penchâmes sur la page qu’il nous désigna pour déchiffrer l’écriture serrée et régulière, pâle mais lisible dont elle était couverte :

 « Le 9 avril 1876.

J’ose à peine écrire ces mots : la Sirène existe bel et bien. Elle s’est montrée à nous à l’aube, c’est  l’homme de quart qui a sonné l’alerte. Elle était telle que je l’avais gardée en mémoire : belle à damner un saint. Le visage d’un ange, le corps d’une déesse terminé par une queue de poisson aux couleurs de l’arc en ciel.  L’équipage en est resté sans voix, la contemplant longuement dans le soleil levant. Mais lorsqu’elle a fait mine de s’éloigner la folie s’est emparée de nous tous. Nous l’avons poursuivie tout le jour, déviant de plusieurs degrés de notre route. Insensés que nous étions, nous avons jeté des filets pour la capturer. C’est alors que nous fûmes assaillis par un épouvantable ouragan. Nous avons déclenché son ire : l’instant d’avant, nul nuage à l’horizon, nul vent. Rien ne laissait penser à un changement de temps aussi rapide. Mes hommes, pourtant aussi enragés que moi à sa capture, ont pris peur. Cette tempête n’est pas naturelle. Je fus obligé de prendre le gouvernail. Mais, les vagues énormes qui s’abattaient avec fracas sur mon navire, le démolirent en partie. Au plus fort de la tempête, les vergues arrachées, en tombant sur le pont, blessèrent grièvement neuf de mes matelots. Pendant tout le jour et toute la nuit,  avec l’aide seulement du reste de mes hommes valides, dont le cuisinier et le mousse, je luttai contre la bourrasque…

10 avril 1876

Le Cormoran ne va plus tenir plus longtemps ; ses bastingages n’existent plus, emportés par les lames, ses voiles sont en lambeaux ; le gouvernail a  été arraché. Le trois-mâts est perdu. Nous sommes perdus.

Elle a surgi à nouveau des flots et j’ai croisé son regard !

Que Dieu aie pitié de nous !

Jacques Amoris, Capitaine du Cormoran.

Je relève la tête en direction du patron du bar :

  • Il doit y avoir une explication rationnelle, le capitaine a été pris de folie, il avait la fièvre, il hallucinait…

Notre pirate-conteur secoue la tête :

  • Le mousse a confirmé point par point ce que son capitaine a écrit sur le journal de bord.

Je hoche les épaules, un peu secoué quand même :

  • Une hallucination collective alors.

Elise demande à son tour :

  • Et qu’est devenu le mousse ? Est-ce lui le « Matelot Courageux » ?

Barbe Noire la regarde avec gravité :

  • Oui. Il s’appelait Jean Virogue et il a repris l’auberge qui appartenait à son père. Il a fondé sa propre famille.
  • Dont vous êtes ? sourit Elise.

Virogue lui retourne son sourire :

  • Je suis son arrière-petit-fils. Le journal de bord et le bar se transmettent au fils premier né de chaque génération.

J’interroge à mon tour :

  • Vous croyez aux sirènes ?

Le Patron reprend ses papiers et retourne vers le coffre en murmurant :

  • La mer cache encore bien des secrets.

Je jette un coup d’œil par la fenêtre : la tempête a pris fin et les rayons d’un soleil paresseux percent les nuages qui s’effilochent. Le tableau n’est redevenu qu’une peinture inanimée. Pourtant, il me semble que quelque chose brille, à côté de la coque du navire.  Est-ce un reflet provoqué par les vitres parsemées de gouttes irisées ou la queue d’une sirène plongeant dans la mer abyssale ?

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