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Bienvenue dans mon petit monde. Je dédie ce blog à tous ceux qui, comme moi, aimeraient que tout commence par " il était une fois...". De la lecture à l'écriture, il n'y a qu'un pas, dit-on. Certes, mais il n'est pas aisé à accomplir. Et à quoi servirait d'écrire si ce n'était que pour soi ? Alors, je vous propose de venir découvrir des extraits de mes livres, mes nouvelles et mes poèmes. Humour, tragédie, Fantasy, j'espère que vous trouverez un univers qui vous correspond. Et n'hésitez pas à me laisser un petit commentaire. SOPHIE

Le Loup de Venise

En l’an de grâce 1555, je venais d’avoir 19 ans et je partis pour l’Italie, pour Venise plus exactement.

L’école de peinture vénitienne commençait à avoir un tel rayonnement en Europe que tout artiste se croyant un peu talentueux rêvait d’aller perfectionner sa technique auprès de tel ou tel Grand Maître de la Cité des Doges. Et, de tous les peintres célèbres à cette époque, celui que je vénérais entre tous était Titien. J’avais appris par un voyageur italien que Titien, alors en pleine gloire et doté d’un carnet de commandes à faire pâlir d’envie tous ses concurrents, y avait ouvert un atelier réputé. Et il recherchait des assistants formés à cet art divin qu’est la peinture à l’huile pour travailler sur les tableaux destinés aux riches commanditaires. Titien apportait la touche finale aux parties nobles des œuvres, telles que les mains et les visages et, bien sûr, apposait sa signature. Travailler pour et avec lui était pour moi la voie royale pour apprendre du Meilleur.

J’avais donc quitté ma France du Sud et l’homme qui m’avait enseigné tout ce qu’il savait de la peinture et de la vie -mon vieux père-  pour rallier l’Italie et tenter ma chance avec, pour seul bagage, ce que je pensais être mes deux meilleurs tableaux : un paysage bucolique près de Carcassonne et un portrait de paysanne aux cheveux dénoués.

La chance sourit, dit-on, aux audacieux et de l’audace je n’en manquais pas quand il s’agissait de peinture : après avoir jeté un œil sévère à mes toiles, El Maestro m’accepta, me conseillant toutefois d’oublier ce que je croyais savoir pour tout reprendre de zéro.

J’écrivis à mon père une longue lettre enthousiaste : le salaire offert  suffisait juste à payer une méchante chambre dans une pension modeste donnant sur la Lagune, mais l’Atelier offrait deux repas par jour et j’avais atteint mon but. J’étais donc le plus heureux des hommes !

Je déchantai un peu quand on me confia –pour commencer- le travail ingrat d’apprenti : il fallait nettoyer les pinceaux, courir d’un assistant à l’autre qui exigeait telle ou telle couleur, préparer les pigments, toutes ces choses qui me paraissaient indignes de ma condition ; les journées étaient longues, harassantes même, et souvent peu glorifiantes, mais j’étais ambitieux et je mis ma fierté de côté. Bien m’en pris car, moi qui croyais tout savoir,  j’appris de précieuses bases qui me servirent toute ma vie durant. Après quelques temps, je fus enfin autorisé à donner mes premiers coups de pinceaux. Je m’en tirai plus que correctement et ce fut ce jour-là que je me sentis enfin vraiment accepté par tous. Je vécus donc les premiers mois sans emprunter d’autre chemin que celui reliant ma chambre à l’Atelier. Et Dieu sait quelles merveilles pourtant il y avait à découvrir à Venise pour un nouvel arrivant plein de curiosité ! Mais mon trajet quotidien passait, par chance, par la Place Saint-Marc, là où battait le cœur de la ville.  Un des autres assistants de l’Atelier, qui s’appelait Pietro, m’avait pris en amitié ; de mon côté, j’appréciais son caractère aimable et enjoué. Grâce à lui,  je fis de rapides progrès en Italien et, de mon côté, je lui enseignai volontiers les quelques rudiments de ma langue natale. Quant vint l’été, avant de rentrer dans nos chambres étouffantes, nous primes l’habitude de disserter un moment au dehors, profitant de la douceur de la nuit au cœur de la Plazza : l’animation qui y régnait tout le jour se prolongeait parfois même après le coucher du soleil. Nous nous accoudions au Pont du Rialto et refaisions le monde ou plaisantions sur nos espoirs de bonnes fortunes auprès des belles Vénitiennes. Bientôt, je prêtai une oreille de moins en moins attentionnée aux palabres de Pietro tout en observant les gondoles progressant au rythme languissant des barcarolles. J’avais fini par remarquer que, chaque soir à la même heure, une certaine gondole noire et or transportait une jeune femme, toujours seule. Son visage n’était que peu visible dans l’ombre de la capeline sous laquelle elle se dissimulait, mais les contours laissaient imaginer une jeune beauté, impression confirmée d’ailleurs par une silhouette fine et pleine de grâce. Des mèches de cheveux s’échappaient parfois de la cape légère. Elles étaient blondes, de ce blond vénitien incomparable auquel mon Maître avait rendu hommage dans son tableau « Flora ». L’inconnue, immanquablement perdue dans ses pensées, me semblait exprimer toute la tristesse du monde. Chaque soir donc, la barque passait le pont avant que ne s’allume la première étoile au ciel. L'embarcation poursuivait son chemin, fendant les eaux en silence car ce gondolier-là ne chantait pas, donnant ainsi l’impression d’emporter –tel Charon- une jeune âme sur les sombres eaux du Styx. Pietro finit par remarquer ma distraction et en devina aisément la cause. Le soir suivant, nous tentâmes de chercher ensemble qui pouvait bien être cette troublante inconnue. Elle appartenait sans nul doute à une famille aisée, sinon fortunée : son vêtement, quoique sobre, étant de grande qualité. Mais elle ne laissait qu’entrevoir sa figure et Pietro ne fut pas plus avancé que moi. Notre jeune fille se para ainsi d’une aura de mystère sans se douter que deux indiscrets la dévoraient des yeux. C’est ce que nous crûmes en tout cas… Mais un soir, contrairement à son habitude, elle releva la tête au moment où la gondole atteignait le pont. Elle ne regarda pas Pietro, ce fut bel et bien vers moi seul qu’elle dirigea son regard.  Elle avait pris le temps, là encore,  de protéger son visage et je ne vis que ses yeux dans la lueur du couchant. Mais alors quels yeux ! Si j’avais osé user de l’émeraude sur un des portraits auxquels le Maître m’avait dernièrement assigné, j’aurais été accusé d’inventer une couleur d’iris qui n’existait pas.  Frappé au cœur, je regardai la gondole s’éloigner sur le Grand Canal avec une joie ineffable : Elle m’avait remarqué, qu’elle fût ou non de noble extraction ! A partir de ce soir-là, il y eut entre nous  comme un rituel ; sans que je puisse voir en totalité les traits de son visage qu’elle protégeait toujours jalousement de sa capeline, elle levait son regard magnifique vers moi, comme une tendre connivence, mais immanquablement teintée de tristesse et de retenue.  Je n’osais –pour cette raison- lui adresser la parole. Je me contentais de la regarder avec dévotion, un peu comme on admire une œuvre d’art, sous l’œil quelque peu narquois de Pietro. Ce dernier n’était pas jaloux de nos muettes mais néanmoins brûlantes œillades, car il contait alors fleurette à une jeune servante employée dans un palais tout proche et qui s’appelait Maria.

Nous étions déjà à la fin de l’été et l’automne survint sans crier gare. Le couvre-feu, instauré par le Doge pour prévenir des incendies que l’usage des torches ne manquait pas de provoquer, me priva de cette rencontre quotidienne qui m’était devenue si précieuse. Mais les condottieres armés étaient suffisamment convaincants pour que je n’ose enfreindre la loi. Je dus me résoudre, la mort dans l’âme,  à renoncer à entrevoir ma belle Vénitienne. Je me soulai à nouveau de travail pour tenter d’oublier. Mais j’avais perdu tout entrain. Février arriva et, avec lui, le Carnaval. Pietro insista pour me faire découvrir cette particularité propre à la cité lacustre. Je n’étais guère enclin à m’amuser et n’avais pas d’argent à gaspiller, mais mon ami insista :

  • C’est le seul moment où les barrières s’affranchissent. Plus besoin de courber l’échine devant qui que ce soit. Sous le costume et le masque, qui peut savoir qui se cache ? Seigneur ou serviteur, Dame de qualité ou courtisane ? Nous sommes tous égaux, le temps du Carnaval. Vient seulement voir  le Vol de l'Ange, puis nous iront au théâtre.
  • Le vol de l’Ange, m’étonnais-je. De quoi s’agit-il ?
  • Un acrobate se lance du haut du clocher de San Marco jusqu’au centre de la place ! C’est le coup d’envoi du Carnaval… Et ce premier soir, le peuple demeure à peu près sage, contrairement aux jours suivants où toutes les permissivités peuvent s’accomplir sans vergogne, à l’abri des déguisements et de la nuit…

Je me laissai finalement convaincre et consacrai deux précieux ducats à l’acquisition d’une Bauta, le fameux costume composé d’une grande cape noire, d’un capuchon de drap également noir pour cacher les cheveux,  d’un tricorne de même couleur et d’un masque blanc en carton mâché. Ainsi affublés, nous étions méconnaissables, mon ami et moi ;  alors que la nuit était déjà d’encre,  nous rejoignîmes la Place Saint-Marc illuminée de mille torches. Les lieux était bondés mais, je ne sais comment, Pietro  retrouva aisément Maria. Le saut de l’Ange fut annoncé et l’acrobate, vêtu de couleurs magnifiques,  seulement retenu par une corde nouée à sa cheville droite, accomplit un envol gracieux, performance saluée par des applaudissements nourris et des hourras. La cohue m’ayant séparé de mon ami et de sa dulcinée, je m’apprêtai à retourner à ma chambre lorsque je la vis. Si je n’avais pas, soir après soir, observé sa silhouette gracile sous le prisme de sa cape, la forme de son visage amortie par l’ombre de la  capeline, jamais sans doute je n’aurais pu la reconnaître derrière le loup de satin et de dentelle noirs. Mais c’était bien, je l’aurais juré, ma belle inconnue : nulle autre ne possédait pareil regard ! Elle semblait désemparée, ballottée par la marée humaine, indifférente à son désarroi, rieuse et bruyante. J’en déduisis qu’elle avait, elle aussi, égaré son ou ses compagnons. Je me taillai à coups de coudes un chemin jusqu’à la jeune femme et lui proposai ma main. Elle sursauta : je soulevai alors légèrement mon masque. Les yeux verts brillèrent : ils m’avaient reconnu. Après une dernière hésitation, elle plaça sa main menue dans la mienne et je la conduisis loin de la foule en la protégeant de la bousculade. Imaginez mon ivresse et ma joie : je m’étais fait le sauveur de la dame de mes pensées ! J’allais pouvoir enfin lui parler ! Nos pas nous conduisirent non loin du Palais des Doges ; les lieux étaient déserts, hormis au loin, les gardes en faction devant la lourde porte. Ce fut ma belle inconnue qui arrêta notre errance en s’immobilisant. J’avais songé à mille phrases en italien, afin de lui dire combien elle avait envahi mes pensées, mon bonheur sans égal que le hasard m’eût ainsi permis de la retrouver  après avoir cru ne jamais la revoir. Mais ces mots n’eurent pas le temps d’être prononcés : ma compagne retira sa main de la mienne. Elle ôta son loup noir et offrit à mes yeux émerveillé le visage le plus doux qu’il m’eût été de contempler. Elle était plus éblouissante encore que ce que j’avais imaginé. Je me débarrassai à mon tour de mon masque de carton pour lui sourire. Ce fut elle qui se pencha  pour m’offrir un baiser. Je crus que ma poitrine ne supporterait pas les battements de mon cœur tant l’émotion m’étreignait, me submergeait. Mais soudain, la douce caresse sur mes lèvres cessa : je rouvris les yeux, ma belle Vénitienne n’était déjà plus là.  Je la vis qui s’enfuyait, aussi légère qu’une biche. Je pensai à tenter de la rattraper, lorsque je compris qu’elle  se dirigeait droit vers les gardes. A ma grande stupéfaction, ils écartèrent docilement leurs lances pour la laisser entrer et elle disparut dans les profondeurs du Palais des Doges. Je demeurai un long moment sans bouger, perdu dans des pensées confuses, tourbillonnantes. Etait-elle une servante ou une aristocrate ? Je ne connaissais même pas le son de sa voix. Comment trouver le moyen de la revoir ? Je finis par regagner ma chambre : Venise était à la fête, mon cœur, lui, à nouveau plus sombre que la nuit.

Je repris le chemin de l’Atelier sans entrain, le lendemain matin. Une surprise m’y attendait : une commande du Doge. Il s’agissait de faire le portrait de sa toute jeune épouse de 17 ans. Une miniature accompagnait la commande écrite, ce qui était fréquent car cela permettait d’éviter au modèle les fastidieuses heures de pose : je reconnus sans difficulté celle dont le regard si triste ne quittait plus mes pensées. C’est ainsi que je sus son prénom : Zilia. Pietro m’apprit qu’elle venait d’une grande famille patricienne de Venise. Le mariage avait été célébré quelques semaines plus tôt. Titien avait accepté la commande et, comme j’étais devenu l’un des assistants portraitistes qu’il préférait, je fus assigné à ce tableau. Je n’eus nul besoin de la miniature, figée et, à mes yeux, loin d'être fidèle à la perfection de son modèle. Je peignis en y mettant tout mon cœur pour reproduire la beauté délicate de Zilia. Cela eut pour effet de m’aider à mettre mon chagrin de côté.  Le résultat fut au-delà de mes espérances : jamais je n’avais aussi bien travaillé, utilisant avec succès les techniques que le Maestro m’avait apprises. J’avais discrètement reproduit, posé sur une table à côté de la femme du Doge,  un petit loup noir de velours et de dentelle. Titien considéra le tableau, caressant sa barbe dans un silence approbateur, ne manqua de remarquer le loup, mais il ne fit aucun commentaire, pas plus qu’il n’apporta de retouche à ma peinture. Il se contenta de signer au bas du tableau. Ce fut comme un adoubement. J’étais à la fois satisfait et plein de désillusions. Mais le tableau ne quitta pas l’Atelier. Sans raison connue, la commande avait été annulée. Et jamais plus, je n'ai revu ma belle Vénitienne.

Deux ans plus tard, je quittai Venise pour rentrer en France, car mon père était malade. Pietro et celle qui était devenue sa femme, Maria, me firent des adieux déchirants. Je quittai Venise avec un seul tableau dans mes bagages : le portrait de Zilia que le Maestro m’avait offert, disant que je l’avais peint avec mon âme plutôt qu’avec mes pinceaux. Il avait effacé sa signature pour que j’appose la mienne.

Aujourd’hui, je suis un vieil homme et j’enseigne à mes élèves l’art du portrait tel que mon Maitre Vénitien me l’avait appris. A ceux qui prétendent exécuter un portrait saisissant, je montre le tableau que j’ai intitulé « le Loup de Venise ».

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