ITINERAIRE D'UNE GOUTTE D'EAU

Chers amis humains,

« Heureux qui, comme Ulysse, a fait un beau voyage ».

Mes longs et aventureux périples à moi se répètent inlassablement depuis des milliards d’années. Alors, peut-être est-il temps de vous donner de mes nouvelles…

C’est ce que vous faîtes parfois, n’est-ce pas, lorsque vous partez en voyage ?

Vous envoyez un  petit mot à ceux qui vous sont chers. Donc, voici le mien.

Pardon ?

Vous ne savez pas qui je suis ?

Pourtant, vous me connaissez très bien et même, vous ne sauriez pas vous passer de moi !

Allez, je vous mets sur la voie :

Isolée, je suis minuscule, transparente et vous ne faîtes plus attention à moi au quotidien, car vous croyez m’avoir domestiquée en m’emprisonnant dans les réseaux de vos tuyaux de canalisation.

Mais, même si je suis présente presque partout sur la planète, c’est lorsque je me fais rare que vous comprenez combien je vous suis précieuse.

Je suis présente également dans votre corps, d’où je m’échappe parfois, glissant de  vos yeux pour venir couler sur vos joues. Vous me trouvez alors émouvante.

Lorsque je décore la nature, le matin à l’aube, lorsque je tombe délicatement en bruine printanière, lorsque je peuple vos étangs bucoliques, vos poètes me donnent toutes sortes de jolis noms : perle de rosée, larme de pluie, miroir scintillant…

Je suis la goutte d’eau.

Bien sûr,  dès que je me retrouve unie à mes sœurs, je deviens toute autre : filet, ruisseau,  rivière, fleuve, lac et même océan. La puissance conjuguée de nous toutes côte à côte peut alors devenir dévastatrice : pour peu que  les vents soufflent, que la terre bouge quelque part dans notre monde et nous déferlons alors jusque sur vos plaines en vagues géantes. Mais croyez bien que je ne fais que suivre le mouvement. L’effet papillon, je crois que c’est comme cela que vous appelez ce phénomène.

Mais, je peux parfois devenir aussi légère qu’une bulle de savon :

Je me fais si fine, que je demeure en suspension dans l'air. Echarpe de brume ou nappe de brouillard ; vos voitures, vos avions et vos bateaux ne m’apprécient guère.

Pourtant,  c’est un peu comme si la terre ou le ciel jouaient à cache-cache avec moi.

De même, lorsque le soleil répand sa douce chaleur au-dessus de mon lit, je me délite lentement,  devenant vapeur et je monte droit vers le ciel. Là-haut, je me joins à mes congénères pour former une nouvelle communauté : ouatée, aérienne, portée par les vents - zéphyr ou mousson - jusqu’à ce que nous finissions par retomber en sages ondées, en gouttes folles ou en averses diluviennes. Certains d’entre vous aiment la musique que nous produisons. Et, lorsque nous accompagnons un orage, le concert devient alors grandiose.

Parfois, lorsque je tarde trop, vous levez les yeux vers les nuées et vous m’appelez à vous : il fut un temps où vos semblables m’adressaient des incantations, interprétaient des danses effrénées juste pour que je consente à  tomber enfin. Une gouttelette de mes amies m’a un jour raconté que vous aviez été jusqu’à injecter des particules cristallines à l'intérieur de son nuage, afin de provoquer artificiellement  la pluie !

Que voulez-vous, je ne choisis  pas mes escales et certaines régions du globe n’ont pas la chance de m’accueillir souvent !

Mais vous n’êtes toutefois pas faciles à satisfaire car, si nous nous invitons, mes amies et moi, en grande quantité, faisant sortir les rivières de leurs lits et créant des lacs éphémères que vous appelez crues,  soit vous remerciez les Dieux, comme le faisaient les anciens Egyptiens, soit vous vous lamentez, car le béton de vos villes devient alors un piège qui nous empêche  de retrouver le  chemin que nous avons toujours connu.

Bien sûr, lorsque le froid me transforme en grain de glace, je peux devenir une arme redoutable et ruiner en quelques instants vos précieuses récoltes. Mais je vous assure que cela arrive en dehors de ma volonté.

Et, lorsque je me fais verglas,  soit vos engins roulants jouent aux autos tamponneuses et vous êtes mécontents, soit vous vous chaussez des patins à glace et vous retrouvez le sourire. Comme voulez-vous que moi je m’y retrouve !

La forme sous laquelle vos enfants me préfèrent, c’est celle d’un flocon immaculé. Ils jouent avec moi, glissent sur un manteau fait de la plus belle des fourrures : celle que l’on n’a pas arrachée à un être vivant. Les animaux sauvages en profitent pour hiberner et vous, vous envahissez les pistes des montagnes dès les premières chutes de neige.

Pour peu que vous me regardiez de très près, lorsque je décore vos fenêtres, vous vous extasiez devant mon apparence : il est vrai que  je suis bien jolie, dentelle blanche imprimée en bouquets  sur vos vitres gelées ! Je sais aussi fabriquer  des fleurs de givre sur l’océan à l’approche de l’hiver quand nul vent ne souffle.

Mais, quelle que soit la forme sous laquelle je vous apparais, je finis toujours par retourner vers le cœur de la terre, habiter un temps les nappes souterraines, puis rejoindre celles d’entre nous qui forment les cours d’eau, lesquels se jetteront à leur tour dans la mer.

Et ainsi, de la mer au ciel, du ciel à la terre et de la terre à la mer, mon voyage recommence à l’infini.

Reconnaissez que c’est quand même grâce à moi, que notre petite bille bleue perdue dans l’univers renferme le plus précieux des trésors : la Vie.

Alors, la prochaine fois que vous ouvrirez votre robinet, faites-moi un petit sourire et ne me gaspillez pas. Je saurai que vous avez bien reçu mon message.